Avec Vincent Lemire, historien français, spécialiste de l'histoire du conflit israélo-palestinien, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël et Emmanuel Duparcq, journaliste et président de la Société Des Journalistes de l’AFP.
- Vincent Lemire, historien français
- Gérard Araud, diplomate français
- Emmanuel Duparcq, reporter en poste au bureau de l'AFP au Pakistan, lauréat du Prix Albert Londres, pour une série de reportages
C'est une annonce qui bruissait depuis des mois : le président de la République Emmanuel Macron l'avait amorcé en avril, et l'a officialisé jeudi soir : la France va bel et bien reconnaître l'État de Palestine en septembre prochain. Un geste inattendu, explique Gérard Araud : "Jusque-là, la France a toujours dit qu'elle ne reconnaîtrait l'État palestinien que dans le cadre d'un processus de paix. Mais processus de paix, il n'y a pas et si l'on écoute la réaction de Benjamin Nétanyahou à l'annonce de l'Élysée, il dit bien qu'il ne veut pas d'État palestinien."
"Gaza a été quasiment rasée, dans un silence assourdissant de l'Occident"
"On est dans une situation où il n'y a pas beaucoup de solutions au conflit : les deux États, l'annexion des territoires palestiniens par Israël, sans droit politique aux Palestiniens (ce qui serait l'apartheid), ou l'expulsion des Palestiniens. Israël n'a jamais précisé sa vision, donc la France prend parti pour la solution des deux États. C'est avant tout un geste politique." Car jusqu'ici, si près de 150 pays reconnaissent déjà la Palestine, aucune puissance du G7 n'avait franchi le pas.
Un geste salué par Gérard Araud : "Tous les jours, lorsqu'un missile tombe sur Kharkiv ou sur Kiev en Ukraine, nous poussons des hauts cris et nous avons raison. Mais par ailleurs, de l'autre côté, la bande de Gaza a été quasiment rasée, dans un silence assourdissant des puissances occidentales. Il y a aussi une question de crédibilité : comment nous pouvons parler de droit de l'homme ? Comment nous pouvons parler de droit international ? Ce geste de la France, c'est peut-être une manière de sortir de ce que beaucoup voient comme une hypocrisie."
"La France tient sa ligne historique"
"Cette reconnaissance aurait dû intervenir à la mi-juin, lors de la conférence coprésidée par la France et l'Arabie Saoudite, qui a été annulée in extremis suite aux frappes israéliennes sur l'Iran", rappelle Vincent Lemire. "On attendait quelque chose. Ce qui est peut-être plus inattendu, c'est la forme : ce courrier du président Emmanuel Macron au président Abbas. Je me suis penché sur les archives : la reconnaissance de l'état d'Israël par la France est intervenue aussi par une très brève lettre, le 24 janvier 1949. La lettre de Macron à Abbas, c'était le 24 juillet 2025."
Pour l'historien, "la France tient en fait sa ligne historique. Aujourd'hui, entre la mer Méditerranée et le Jourdain, il y a 7 millions de Palestiniens et 7 millions de Juifs israéliens : ils ont tous droit et tous besoin d'un État. Dans le monde actuel, tout le monde a besoin d'un État ! Cette solution, c'est la seule viable. Emmanuel Macron a compris que cette reconnaissance ne pourrait pas se faire à titre posthume, et que s'il attendait encore, il finirait par reconnaître un cimetière, car il y a des plans de nettoyage ethnique qui se précisent de plus en plus, pas seulement dans les mots mais maintenant dans les actes."
Emmanuel Duparcq, président de la SDJ de l'AFP, estime qu'il y a eu un "moment politique et médiatique". "Il se dit que le président Macron a été assez ému lors d'une récente visite en Égypte, après avoir rencontré des blessés qui venaient de Gaza. Il y a aussi un certain nombre d'appels qui ont été lancés, un appel des ONG, un appel de l'ONU, alertés sur la situation immunitaire."
"Pour la première fois, nos journalistes nous disent : on risque de mourir de faim"
Mais aussi un appel de l'AFP, pourtant réputée pour toujours rester totalement neutre. "Ces derniers jours, cette dernière semaine, on a eu des témoignages bouleversants de la part de nos collègues, qu'on n'avait pas l'habitude d'avoir de la part de cette dizaine de journalistes qui envoient des photos, des vidéos, des témoignages chaque jour, et qui font vivre la couverture depuis plus de deux ans. Dans tous les pays dans le monde, l'AFP est là et couvre tous les conflits, tout le temps. On a l'habitude, on sait, nous ou nos journalistes locaux, qu'on prend des risques, qu'on peut être tué par des bombes, qu'on peut être enlevé, qu'on peut être victime de tirs, d'attentats. Mais là, pour la première fois, de façon assez inédite pour nous, des journalistes disent : on risque de mourir de faim."
"On a eu des témoignages de nos journalistes, des gens qui étaient toujours prêts à se lever le matin pour aller témoigner, pour aller chercher des images, des témoignages, en disant : 'De toute façon, il n'y a rien d'autre à faire, je ne peux pas rester chez moi', qui là, pour la première fois, ces derniers jours, nous ont dit : 'Je suis désolé, je n'ai pas la force. Il n'y a plus de nourriture, on n'a rien eu cette semaine, il n'y a plus d'eau potable, on est tous malades, on aimerait bien se lever, mais là on ne peut plus, on est coincé et on n'a plus d'espoir.' Pour nous, ça a été un signal d'alarme incroyable."